samedi 6 novembre 2010

La vie, la nuit

La première fois que j'ai vu la nuit, ce jour-là je ne m'en souviens pas.
Mais toutes ces nuits à scruter du mieux, à regarder venir les heures en espérant qu'elles ne se ressembleraient pas, je m'en souviens oui.
Toutes ces nuits à marcher sans réelle conscience, à s'endormir au bord d'un lit avec la tête dans le vide et une main coincée quelque part sous sa nuque oui, je m'en souviens.
Ces nuits sous la lampe, à entendre les bruits au dehors, les animaux qui rampent, les voitures qui passent, improbables fantômes au loin, dans la brume du petit matin, les premiers oiseaux à l'aube, la respiration de ceux qui dorment et les corps qui tressaillent la nuit oui je m'en souviens.
Ces nuits à traverser avec le petit emballé dans une couverture à courir les urgences, raconter les détails avec la gorge engrillagée dans un étau impossible à détricoter, les petits matins dans l'odeur du café et de l'alcool, des vapeurs d'aérosols, le monde qui s'éveille sous les toits.
J'ai toujours aimé les orages, jusqu'à Malo. L'humidité, le ciel chargé, tout est propice à lui déclencher une crise d'asthme. L'humidité et les herbes qui plombent l'atmosphère, les moisissures qui virevoltent en tous sens, la pollution, toutes ces choses là s'acharnent sur sa peau et le laissent à vif, en sang.
Je n'aime plus l'orage. Je n'aime plus respirer dans l'orage.
Mais ce soir-là c'était différent : les examens avaient été longs une fois de plus, l'attente aussi, nous ne pouvions pas repartir à la maison, j'étais désespérément seule dans cette chambre d'hôpital avec mon petit garçon éreinté.
Les vitres tremblaient tant l'orage était violent. La pluie battait le bitume comme si elle avait voulu s'enfoncer dedans avec un acharnement incroyable, une rage comme un écho à la colère qui ramifiait ses sales griffes en moi. On aurait dit que la ville toute entière s'enfonçait sous ses toits comme pour se protéger et faisait le dos rond comme une hyène trempée.
L'hôpital est une prison. C'est un monde silencieux et rampant : la maladie rend vulnérable et l'homme n'aime pas la vulnérabilité, les animaux vont se cacher pour crever dans un coin, les hommes se terrent dans les hôpitaux.
Malo sentait le sang au creux du cou, le petit garçon chaud, il sentait presque la fièvre, il sentait le sommeil et toutes ces odeurs qu'on ne connaît pas, quand on n'a jamais dormi avec son petit garçon malade. Il sentait les cheveux fatigués et hirsutes, la transpiration et les médicaments qui exhalaient leurs vapeurs écoeurantes dessous sa peau. 
On s'est posés à la fenêtre pour raconter les légendes des trésors, comment l'orage tombait en pluie d'éclairs, ce que faisaient les animaux à cet instant où nous parlions... jusqu'à ce qu'il s'endorme à bout de forces.
Des nuits comme celle-ci nous en avons passé beaucoup. On dirait toujours que le jour tarde à se lever et que les heures sont faites de chewing gum.
Malo a 6 ans maintenant, il dort "régulièrement" depuis un an.
Auparavant, nous sommes passés de crises de grattages incessants aux crises d'asthme en passant par l'apnée du sommeil, les crises de douleur aigues, les cauchemars récurrents, l'insomnie, les hôpitaux...
La maladie est une bête tapie qui aime se vautrer dans la nuit et qui nous laisse vides et vidés au matin. Et chaque matin amène une journée de plus, chaque matin il faut se remettre rapidement de cette rencontre avec la nuit et la maladie, poser les pieds sur le sol froid, rebrancher son corps tout entier sur une autre réalité tout aussi palpable, mais avec les autres.
Tout dans le corps traduit ce temps de la nuit, le calage est douloureux. La légendaire mais néanmoins réelle angoisse du noir par dessus, le puissant besoin de dormir comme une traversée du désert assoiffé, la valse des cent pas dans tous les couloirs avec les bras chargés de petits corps au bord du sommeil et pourtant assaillis par la maladie, criblés de fourmis et à bout de force, les jambes qui ne portent plus, les jeux, les histoires cent fois racontées, les doudous promenés en tous lieux qui semblent s'être endormis avant tout le monde quelque part lovés comme des chatons, les lèvres qui finissent par bourdonner des chansons sans paroles.
Les étoiles sont belles malgré tout, les choses s'apaisent lentement,la peau fait moins mal,le sang a séché, la respiration revient,le lever du jour est toujours aussi beau... et on oublie, presque, après.
Comment raconter ce chevet que l'on tient et qui nous est si familier sans doute plus que tout autre lieu dans notre chez nous et l'insomnie comme une aura maléfique. Les années qui viennent se greffer en sus sur notre visage, les cheveux blancs comme des herbes folles, les yeux forcément toujours un peu vagues, les articulations usées, les muscles tétanisés, les déconnexions lors d'une conversation, les blancs, les vides, les espaces sans, en réunion, en courses, en voiture, à table ce moment vertigineux où on pourrait bien basculer.
On a parfois l'impression qu'on pourrait mourir de fatigue.
Pourtant on est debout.
L'amour est un pylône, un arbre de Noël éternel, un tuteur, un séquoia fier et droit. C'est lui qui rythme les bercements, lui qui fond dans les tibias, le plomb du petit soldat pour qu'il tienne toujours debout, lui qui donne la force de regarder un orage en pleine nuit, de se relever pour vérifier, juste, qui tient la tête quand elle penche, qui enserre le corps et le tient au chaud quand il fait froid...




8 commentaires:

  1. Je trouve ça super d'avoir posé ce centre au pôle mère enfant.
    A Nancy, la cellule est dans un hôpital pour adulte, c'est différent et nous n'y allons plus.
    A Colmar, nous avons enfin trouvé un formidable pneumologue, ainsi qu'un allergologue très attentionné pour Malo et très à l'écoute de nos besoins, de nos craintes. Malo va donc vraiment mieux, grâce à un traitement de fond depuis un an aussi, ça soulage nettement nos vies et (je touche du bois) nous fréquentons beaucoup moins l'hôpital (la plupart des incidents se déroulent après qu'il ait été chez quelqu'un...).
    Malo est très allergique à l'oeuf, au blé, au lait, aux arachides, aux fruits à coque, à la moutarde et... ses derniers bilan sanguins notamment montrent que malheureusement, contre toute attente, il est de plus en plus allergique.
    J'ai écrit ce texte en pensant sincèrement à tous ces parents qui ont dû vivre la même chose que moi, que nous. J'y pensais, quand j'étais seule avec lui à l'hôpital, à tous ces parents d'enfants malades qui avaient les même nuits que moi...
    Merci pour ce témoignage encourageant, bon courage à vous et à votre petit garçon aussi, ça semble bien parti, je suis très heureuse pour vous et votre famille !!

    Anne

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  2. Si internet peut être utile à quelque chose, c'est à ça. Grâce à lui on sait que nous nous ne sommes pas seuls et ça fait du bien.
    Enfin, pas toujours... J'ai la gorge qui se serre quand je lis certains de vos textes, ils sont tellement vrais. Vous mettez en mots ce que je ressent.
    Sandra

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  3. Fini le repos compensateur !
    Il est remplacé dès les premiers jours par un état d'alerte permanent, à surveiller sa respiration, sa peau, à le promener, l'occuper, le distraire pour rendre les séjours à l'hôpital et le mal moins douloureux.
    Pas plus tard qu'hier, nous étions en alerte pollution sur Lyon et qui c'est qui a ventoliné cette nuit ?
    Ca a l'air de mieux aller ce soir, jusqu'à la prochaine.
    Bonne nuit à tous et à toutes.

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  4. Oui internet est une arme contre notre solitude.
    C'est bien tout le mal que ces maladies engendrent dans les familles : la solitude, l'isolement.
    J'ai mis des années à sortir de cette solitude là, je voulais en faire quelque chose : je n'ai aucun soulagement à raconter tout cela. Je me dis que tout cela va de soi, mais que ça va mieux en le disant, pour tout le monde.
    Nos enfants, leurs maladies un peu "bizarres" nous obligent à vivre souvent un peu en marge, et rien que cela est pesant. Tout ce que nous aimerions dire, tout ce que nous pourrions dire de la difficulté de vie avec nos petits nous semble si lourd que c'en est épuisant d'avance.
    Il suffit de vivre un instant l'explication exhaustive de nos vies pour voir combien de chagrins cela engendre : telle maman s'effondre en larmes à la MDPH, telle autre laisse son enfant seul avec les médecins parce que c'est au-dessus de ses forces... il m'est arrivé de pleurer oui, après une visite chez l'allergo, en silence dans ma salle de bain, arrivé de laisser Malo à une infirmière parce que ses cris me déchiraient le ventre littéralement, en emmenant pour une énième fois Malo à l'hôpital dans la nuit avec une trouille toujours aussi tenace...
    On est sur un fil ténu, en permanence.
    Lire l'expérience des autres, c'est aussi reprendre pied, se dire qu'on est "NORMAL", enfin, juste "NORMAL", c'est tout... courage Sandra, on n'est pas seul, non ;) vous n'êtes pas seuls avec les ptits loups.
    Isa : embrasse le ptit doudou... mince la pollution bon sang... et puis oui, l'état d'alerte permanent... quelle drôle de guerre n'est-ce pas...
    Un jour on crééra un club rien que pour nous, un genre "le bonheur si je veux quoi", avec rien que des gens formés pour s'occuper de nos loulous pendant qu'on sirote des trucs au bord d'une piscine...
    Le rêve, un peu de répit...
    Isa : essaye de trouver du repos, un peu de répit... j'espère qu'il va passer une bonne nuit... ici c'est gastro :( !!! (oui on a oublié : lls ont AUSSI les ptites maladies de l'école !!!....)

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  5. Ils parlent de rapatrier le service allergo de Nancy au CHU de brabois..
    Oui ces nuits à l'hôpital.. je m'en rappelle
    Depuis mon fameux cauchemar d'il y a 10 jours je refais des insomnies aussi..

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  6. Anne,
    je confirme qu'internet est une arme contre notre solitude, et notre sentiment régulier d'être fou ou de le devenir, d'être excessif, paria ou je ne sais quoi, quelles qu'en soient les raisons, et même quand on vit des situations bien moins lourdes et graves que celle que tu vis...
    Approcher de près la fragilité de la vie de son enfant, pas juste dans le fantasme, mais "pour de vrai", ça rend différent, ça donne des reliefs différents au monde autour, des indifférences et des fatigues et des colères et des urgences qui ne rentrent pas dans le jeu social dominant.
    Dis, est-ce qu'une explication est apportée au fait que Malo soit de plus en plus allergique?

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  7. Ben oui... quand on n'a pas un soutien sur place, ou à proximité, quand on n'a pas cette chance, alors il reste internet.
    Il n'y a pas de comparaisons en fait, entre ces maladies.
    Je préfère les allergies si je devais avoir à choisir, pour moi, par exemple.
    Comme c'est immédiat, alors comme je le disais souvent, au moins on tergiverse moins : c'est IMMEDIATEMENT dangereux et de manière SPECTACULAIRE. Donc, on ne discute pas trop en général... encore que ...
    OUi approcher de près son enfant de cette manière, tu as raison... cela nous change en profondeur, Lorette le dis bien aussi dans un de ses textes, MERCI.
    Alors concernant les allergies de Malo, non nous n'avons pas d'explications. Mais j'ai renoncé à croire que nous aurions toujours des choses très cartésiennes finalement. Les allergologues eux-mêmes n'expliquent ni ne comprennent pas tout...
    Alors je renonce. Je prends les choses comme elles viennent, j'encaisse les nouveaux diagnostics, je mets mon mouchoir dessus.
    Même si j'en aurais pleuré quand j'ai vu les résultats de sa prise de sang.
    De ras le bol, de l'espoir qui se fait la malle. AU fond l'espoir juste d'être ORDINAIRE. C'est ça qui est incroyable. Nous on se fait taxer de pénibles, de hors normes et tout ce qu'on voudrait, c'est pouvoir se fondre dans la masse, être tout simplement ORDINAIRES...

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  8. Tu as une plume magnifique, tu sais... Tellement vraie, tellement juste, tellement ce qu'on a vécu ou ce qu'on vit toujours tous...

    et la peur au ventre, la douleur pour nos loulous. La souffrance qu'on voudrait ressentir à leur place...mais on ne peut pas et c'est presque ça le pire.

    pleins de bisous à tous les petits et les grands hérissons

    Julie

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Vos ptites causeries c'est par là...

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